Le Groupe doit couvrir un important débarquement de troupes, destinées au front de l’Aisne, en gare de Fismes (51). La patrouille Dorance qui vient de décoller est déjà hors de portée radio lorsque le Cdt Murtin apprend, au PC, et en « clair» que la mission est finalement décalée d’une heure. C’est donc au tour du commandant de la 1ère escadrille de s’y coller.
« Nous partons en patrouille triple après avoir parcouru cent cinquante kilomètres avant d’atteindre le secteur, un véritable voyage, et remplaçons les neuf avions dépensés inutilement. Le ciel s’est couvert de cumulus vers deux mille mètres, avec de larges trous. Sans doute les bombardiers viendront-ils au-dessus du plafond, mais ce serait désastreux de les laisser passer s’ils attaquaient leurs objectifs à basse altitude. Aussi, par radio, je donne l’ordre à Marin de monter au-dessus de la couche nuageuse avec ses équipiers Rey et Vuillemain et la patrouille Morel, Rouquette, Muselli. Je reste vers quinze cents mètres avec mes deux équipiers, [Perina] et [Vasatko]. Légèrement au-dessous de moi, croise une patrouille simple de Potez 63 ; elle disparaîtra mystérieusement tout à l’heure. Les minutes passent et le ciel est vide ; des parasites gênent les communications radio, mais je garde cependant contact avec mes deux autres patrouilles. Un message de Marina va me faire sursauter : Allo, Cara, ici Marina, ennemi en vue, altitude… Ici, une suite de crachements me déchire les tympans. Mais déjà mon moteur est plein gaz, et nous montons en spirale dans un trou. Allo, Marina, altitude ? Dans une friture épouvantable, il me semble saisir : Trois mille mètres. Nous émergeons vers deux mille cinq cents mètres au-dessus de Fismes, continuant à grimper, et j’aperçois peu après un peloton d’une vingtaine de bombardiers, suivi d’un deuxième de même importance. Autour d’eux, mes six malheureux petits Curtiss, semblables à d’inoffensifs moustiques sur une énorme masse se déplaçant d’une façon inévitable. Pendant les quelques secondes qui nous séparent encore, nous continuons à gagner de l’altitude en manœuvrant pour attaquer de face et à hauteur afin de disloquer la formation avant qu’elle n’arrive sur l’objectif. Mes équipiers ont compris mon intention et, avec moi, vont concentrer leurs feux sur l’avion-guide que nous tirons tous trois successivement dans l’axe, sans qu’il se déroute d’un degré. Pourtant, nous avons pu voir les impacts des balles que nous avons lâchées jusqu’à bout portant, mais aucune n’a touché d’organe essentiel, et le Heinkel 111 a progressé avec un calme imperturbable, encadré de si près par ses équipiers que, de face, nous avons eu l’impression de nous trouver devant un immense plateau formé de plans enchevêtrés sans solution de continuité. Dans un meeting, ce vol serré d’avions lourds aurait fait sensation. L’attaque par l’avant a dû les surprendre, car aucun mitrailleur ne nous a tirés, mais ils vont prendre leur revanche par l’arrière. Aussitôt finie la rafale, nous avons viré en montant pour retomber sur le peloton. Déjà un Heinkel, touché gravement par la patrouille de Marin, a dégagé et est poursuivi par Vuillemain qui l’achèvera. Nous revenons sur l’ailier gauche, concentrant nos feux pour détruire systématiquement et complètement le plus grand nombre possible d’appareils. Sous le feu de cinq Curtiss, il ne tardera pas à commencer à fumer. Morel, devant moi, fait une passe d’un cran magnifique : il reste dans la queue à moins de cinquante mètres sans manœuvrer, alors que de tous les bombardiers les mitrailleuses crachent sur lui et laissent derrière le peloton un véritable petit banc fort impressionnant de cumulus bleuâtres, formés par la fumée de la poudre. La passe est décisive et le Heinkel part en piqué, moteurs arrêtés, suivi de [Perina], mais peu de temps après, un parachute se balancera sous nous : Morel a sauté. Mais déjà l’avion-guide de la section extrême-gauche, que nous avons tiré à de courts intervalles, est lui aussi hors de combat. Entre temps, je me suis senti dégagé d’un grave souci : les Heinkel 111 sont passés à mille ou deux mille mètres à droite de l’objectif que nous avions à couvrir et qui était dissimulé par un énorme nuage fait sur mesure. D’ailleurs, l’heure de fin de mission est arrivée pour nous et je n’ai aucun remords à laisser mes pilotes poursuivre la lutte sans revenir sur le point assigné. Le Heinkel qui se trouve maintenant extrême ailier gauche, ne tarde pas à subir le sort des précédents : son moteur droit s’arrête et se met à fumer ; il n’attend pas davantage et se précipite en virage à droite en piqué vers ses lignes. Je le suis, mais il est coriace et il me faudra plusieurs rafales pour arrêter le deuxième moteur et faire sortir le train ; un Curtiss m’y aidera, celui de Rey, qui me rejoint. Nous remontons de concert vers le gros du peloton qui vient de faire demi-tour. J’ai épuisé les munitions de mes armes d’ailes, mais il me reste des munitions pour les mitrailleuses de capot qui se sont vidées moins rapidement, leur cadence de tir étant plus faible. J’avise alors un Heinkel qui a perdu un peu de terrain dans le virage, et fais signe à Rey de me suivre, car je crains de ne pas avoir assez de projectiles pour obtenir seul la décision. Mais mon jeune équipier ne me comprend pas ; plein d’allant et de vie, excité par l’odeur de la poudre, il fonce dans le tas avec le mépris le plus complet pour les douzaines de mitrailleuses qui essaient de l’atteindre, et avant d’arriver dans la queue de mon bombardier je vois Régina faire une chandelle magnifique après une passe en piqué. Avec application, à une centaine de mètres de mon but, je lâche mes balles avec une lenteur désespérante : Tac… Tac… Tac… Je pourrais presque les compter ; mais les armes de capot sont plus précises, et les impacts s’inscrivent régulièrement. Un moteur émet des globes de fumée de plus en plus fréquents, et bientôt l’autre cessera à son tour de fonctionner ; la descente s’accélère pendant que ma mitrailleuse droite se tait et que sa voisine est secouée par un ultime frémissement. Le Heinkel a son train sorti qui se balance mollement, déverrouillé ; il se repliera trois ou quatre minutes plus tard à l’atterrissage en campagne entre Fismes et Laon[1] ».
Des trois Heinkel 111 du peloton du KG 55 réclamés comme sûrs et des trois autres comme probables, tous seront homologués[2]. Il semble qu’en fait cinq ont été effectivement abattus et un seulement endommagé. Les Curtiss ont en outre subi de sérieux dégâts pour s’être approchés aussi près des bombardiers.
« Je me retrouve seul ; où sont les autres ? Je me rends à Fismes oû nous avons fixé le point de rendez-vous. Rien. Après plusieurs minutes d’attente et de pénibles appels radio, je prends la direction de Saint-Dizier, confiant dans les ressources de mes équipiers. En survolant Vitry-le-François, dont tout un pâté de maisons brûle, je vais reconnaître un monoplace, un Morane 406 qui a l’air de roder son moteur. A l’arrivée au terrain, je m’aperçois que deux au moins de mes pilotes ne se sont pas perdus, car deux Curtiss gisent sur le ventre ; quant à moi, j’atterris roues crevées par des balles, mais sans incidents Rey et Morel ne sont pas rentrés. [Perina] a vu Rey atterrir, hélice calée, dans la minuscule clairière d’un bois. Atterrissage dur, car la place était restreinte et coupée d’une route que le Curtiss a pu franchir de justesse pour s’affaler de l’autre bord. Le pilote ne serait pas sorti de l’avion. Aucune nouvelle de l’un ni de l’autre. Marin la Meslée a failli sauter en parachute. Je le trouve encore étendu sur l’herbe, entouré des soins empressés de Gougerot ; en effet, une balle a coupé une tuyauterie du dispositif de relevage du train, et l’huile Lockheed s’est répandue dans la carlingue, causant à Marin une sorte d’anesthésie lente. Sentant qu’il allait s’évanouir complètement, il s’est débouclé et a ouvert la cabine ; l’air extérieur l’a ranimé quelque peu et il a ramené son avion qu’il a dû poser sur le ventre, de même que Muselli dont le Curtiss a reçu entre autres une balle dans le moteur de train. Les cinq autres avions qui sont revenus sont tout plus ou moins criblés de projectiles ; celui de Vuillemain, notamment, porte une quinzaine de trous. Le mien a reçu une balle dangereuse dans un cylindre. La dix-septième depuis le début de la guerre, m’a dit mon mécanicien, le Sergent Blondeau, qui retrouve de temps en temps des projectiles que je n’ai pas sentis arriver. En résumé, pour six Heinkel 111 hors de combat, six avions de l’Escadrille indisponibles ; deux sont irréparables sur place, et les deux derniers demanderont vingt-quatre heures de travail : belle défense des Heinkel 111. Si seulement, comme les Me 109 ou 110, ou les Bloch, les Morane et les Dewoitine, nous avions eu des canons, je suis persuadé qu’avec le potentiel que représentaient mes neuf pilotes, il y aurait eu bien des tuyauteries d’huile ou d’essence démolies et plus de bombardiers allemands au sol sans que nous ayons souffert autant des balles des mitrailleurs, car nous ne nous serions pas approchés à cinquante mètres : un confortable carton à deux cents mètres, deux ou trois obus par moteur et le tour aurait été joué[3] ».
Le Sgt Muselli et Ltt Marin la Meslée ont effectivement posé sur le ventre leur Curtiss n°7 et 158 dont les mécanismes de train d’atterrissage ont été touchés pendant le combat. Les deux avions seront reversés à l’ARAA de Toulouse ; ceux du Cne Accart (une balle dans le train et deux dans le moteur), du Sgc Vuillemain (cinq balles dans le moteur, le pare-brise, les plans et le fuselage), du Slt Rouquette (quatre balles dans les ailes et le fuselage) et du Cne Vasatko (cinq balles dans les ailes et le moteur), sont également endommagés mais peuvent être réparés sur place, ce dernier ayant tout de même dû se poser sur le ventre, moteur « grillé ».
A 22h30 toujours aucunes nouvelles du Slt Rey ni du Sgc Morel même si ce dernier a été vu en parachute. « Un silence aussi long laisse peser sur chacun de nous une secrète angoisse[4] ».
Le Slt Rey est finalement retrouvé le lendemain dans un hôpital : moteur « serré », il a été contraint de se poser sur le ventre dans une toute petite clairière près de la Villiers-sur-Fère (02) et s’est blessé d’un « casse-croûte pare-brise maison », léger enfoncement du front, en heurtant violemment de la tête son tableau de bord ; l’avion qui a à peine quatorze heures de vol est perdu et laissé sur place tandis que le pilote ne rentra au Groupe que le 11 juin.
Avec l'aimable autorisation du Colonel Olivier LAPRAY
Mes remerciements au Colonel Olivier LAPRAY et au Lieutenant-colonel (R) Jean-Jacques LIGNIER (président du CDRH de Nancy-Ochey) pour leur aide précieuse à la réalisation de cette composition.